Anatole de SÉGUR
homme politique et homme de lettres français
23 avril 1823 – 9 mai 1902
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Le Nuage, la Feuille et le Fleuve
"O nuage, où vas-tu ? qui t'a donné naissance ?
- Interrogez celui qui fait toute existence.
Voyageant dans les cieux sans m'arrêter jamais,
Je ne sais d'où je viens, et j'ignore où je vais !
Le vent qui jamais ne se lasse
Me promène à son gré dans les plaines des airs ;
Je vais me perdre dans l'espace
Ou m'abîmer au sein des mers."
- "Pauvre feuille, où vas-tu ? Pourquoi, jaune et flétrie,
As-tu quitté la tige où tu buvais la vie ?
- Demandez à Celui dont la puissante main
Dispense la durée et commande à l'orage :
Obéir à sa loi, voilà mon seul destin,
Et mon unique gloire est d'être son ouvrage.
Je meurs avec le soir, je naquis au matin,
Et lui seul en sait davantage !"
- "Et toi, fleuve, où vas-tu ? l'on dirait que pressé
De te confondre au sein de la mer orageuse,
Tu roules au hasard ton onde voyageuse,
Insoucieux des bords où tes flots ont passé.
- Eh ! que m'importe à moi la montagne ou la plaine ?
Quels que soient les chemins où le Seigneur me mène,
Tout m'est indiffèrent, puisqu'il faut tout quitter,
Et poursuivre mon cours sans jamais m'arrêter !"
Ainsi tout passe en ce bas monde,
Ainsi l'onde succède à l'onde,
Comme le jour succède au jour,
Et, semblable à la fleur qu'un vain éclat décore,
Au nuage qui s'évapore,
l'homme vit un moment et s'en va sans retour.
Mais la feuille et la fleur, et le fleuve et la nue,
Poursuivant leur route inconnue,
Vont se perdre dans le néant ;
Et l'homme seul, portant l'immortelle espérance,
N'abandonne la terre et sa courte existence
Que pour vivre à jamais au sein du Tout-Puissant.
L'homme seul peut aimer dans le cours du voyage :
Car tout ce que son cœur sème sur son passage
D'amour pur et de vérité
Germe des fruits divins pour l'immortalité !
Marchons donc, ô mortels, ne perdons pas courage ;
Marchons ; car le Seigneur, respectant son ouvrage,
Fait mourir les vivants, mais fait vivre les morts !
Voyageurs battus par l'orage,
Fuyons vers les célestes bords ;
Et c'est là qu'éblouis des splendeurs infinies,
Enivrés au torrent de ces mille harmonies
Qui ravissent les cieux par leurs sacrés accords,
Nous trouverons au sein de la divine essence
Ce que l'on cherche en vain au terrestre séjour,
La clarté dans la foi, la paix dans l'espérance,
Et l'éternité dans l'amour !
in Premières Fables (1847) Livre troisième – Fable XVIII