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COPPÉE François

François COPPÉE
homme de lettres français
 Paris 26 janvier 1842 - Paris 23 mai 1908
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Au-dessus du nuage

  Il y a de cela pas mal d'années, dans le cours d'un mois de janvier exceptionnellement brumeux, je dus passer une semaine à Genève.
  C'est en hiver, sous un ciel triste et sombre, que la Rome calviniste prend sa véritable physionomie, et ce n'est pas la connaître que de l'avoir rapidement visitée dans la belle saison, comme font les touristes. Quels souvenirs en gardent-ils, en effet ? Le décor sans pareil du lac et des montagnes, les luxueux hôtels des quais, les élégants magasins de la Coratterie, le ramage cosmopolite des passagers sur le pont du bateau de Lausanne. C'est à peu près tout. La mémoire de Calvin n'a rien d'attrayant. Peu de gens sont tentés de rechercher les traces du terrible sectaire dans les ruelles escarpées de la vieille ville et sous les ogives de Saint-Pierre ; et le voyageur n'emporte de Genève que l'impression superficielle d'une riche et belle cité, située dans un paysage grandiose et enchanteur.
  Pour sentir la poésie froide, mais intense, de l'ancienne citadelle de la Réforme, il faut s'y trouver, au contraire, en plein cœur d'hiver, quand la rigueur de la température est d'accord avec celle des mœurs locales, et quand souffle la bise, aussi aigre qu'une controverse. Le Léman se cache dans le brouillard, comme si son azur voluptueux craignait d'offenser la pudeur huguenote, et les squelettes des arbres sont secs comme un prêche. C'est alors qu'il faut grimper dans les rues noires et humides de la ville haute. Il y a là de petites places solitaires, où se hérisse un orme dépouillé, en haut d'un vieil escalier de pierre ; et, sans avoir beaucoup d'imagination, on peut se figurer qu'on va voir paraître Calvin lui-rame, en robe et en bonnet noirs, serrant une grosse bible à fermoirs sous son bras décharné, et marmonnant, dans sa barbe en pointe, quelque malédiction contre les libertins et les hérétiques.
Dans ce sombre quartier se trouve aussi la rue des Granges, le faubourg Saint-Germain genevois, où, dans de vieux hôtels, habitent des momiers très riches et très dévots, qui, tout le long de l'année, font des prières et des économies.
 Si l'on descend ensuite dans la partie moderne de la ville, et si l'on se mêle à la foule active des rues commerçantes, on retrouve, sur beaucoup de visages, le même caractère d'austérité revêche. Les femmes, emmitouflées de fourrures et de voilettes, semblent dissimuler leur beauté comme un objet de scandale, et, sur le seuil de la Bourse, on remarque des messieurs à l'air grave et recueilli, qui sont des banquiers et parlent entre eux du cours des valeurs, mais qu'on prendrait volontiers pour de savants docteurs en exégèse discutant l'interprétation d'un texte sacré.
 Que les bons Genevois me pardonnent l'innocente malice de ce croquis. Je n'oublie pas le cordial accueil qu'ils me firent autrefois, quand je vins leur dire mes vers, et les précieuses sympathies que j'ai recueillies parmi eux. Qui n'estimerait et n'admirerait, d'ailleurs, la ville hospitalière et studieuse, la ville d'intelligence et de liberté, asile naturel de tant de proscrits ?
 Mais les citoyens de Genève en conviendront, l'hiver est farouche au bord du Léman. Mon frisson et ma détresse physique furent donc excusables, ce matin de janvier où je constatai, dès mon réveil, à travers les carreaux de ma fenêtre, une atmosphère de désespoir et de suicide, un abominable brouillard qui sentait la suie et qui pénétrait jusque dans les appartements.
 Soudain, l'ami dont j'étais l'hôte entra dans ma chambre et me dit avec gaieté :
 " Voulez-vous voir le soleil ? "
  Je crus d'abord à une mauvaise plaisanterie. Mais non. Rien n'était plus facile. Il n'y avait qu'a monter en voiture, à se faire conduire jusqu'à une certaine hauteur, sur le flanc du Salève, à gravir ensuite à pied quelques lacets de montagne, et l'on se trouverait au-dessus du brouillard, on verrait le soleil et le ciel bleu.
  Soyons justes. Voilà un plaisir qu'on ne saurait s'offrir en plein hiver, à Paris et même à Montmartre, du haut des tours du Sacré-Cœur.
  J'acceptai avec joie, vous le pensez bien, la séduisante proposition et, une demi-heure après, nous étions installés dans un landau très confortable, mais dont une buée opaque aveuglait les vitres, nous isolant ainsi du monde extérieur.
  Nous roulâmes pendant assez longtemps, d'abord au trot, puis au pas, n'ayant conscience de la montée que par l'effort des chevaux, qu'on sent si bien du fond d'une voiture. Quand la nôtre fit halte, nous mîmes pied à terre, en plein nuage.
  Le froid pinçait ferme. A dix pas devant soi, l'on ne voyait rien. D'ailleurs, il fallait regarder le sol, pour ne pas trébucher dans les ornières et dans la boue à demi gelée. A droite et à gauche, les troncs d'arbres se dressaient, vaguement estompés et comme enveloppés d'ouate. Quoique je fusse, en ce temps-là, un assez solide piéton - hélas ! je n'en pourrais plus dire autant - l'ascension me sembla rude. On suait sous les paletots, on haletait, et nous poussions, mon compagnon et moi, par la bouche et par les narines, un triple jet de fumée, qui se dissipait aussitôt et se mêlait au brouillard. Cependant, pesant sur la canne et marchant avec lenteur du pas allongé de l'alpiniste, nous allions et nous nous élevions peu à peu, parmi la vapeur blanche.
  Enfin, elle devint moins épaisse, se colora d'une légère teinte rose, sorte de pressentiment du soleil. Le but se rapprochait. Maintenant, nous distinguions l'herbe humide des talus, l'écorce vermiculée des chênes, la verdure des buissons à feuilles persistantes. Enfin, devant nous, des cimes de sapins surgirent de la brume, et, au-dessus de notre tête, se répandit une lumière d'un bleu tendre et exquis.
  C'était le ciel. Nous étions au-dessus du nuage.
  Je pourrais vivre cent ans - ce que je ne souhaite pas et ce qui serait, du reste, absurde et scandaleux - sans oublier la joie, l'enchantement, l'ivresse qui m'envahirent et me pénétrèrent alors devant le merveilleux spectacle.
  Nous nous trouvions à la pointe d'une sorte de promontoire, et, de toutes parts, s'étendait et se développait devant nos yeux un golfe immense, couleur de lait, qui était le nuage que nous venions de traverser et au fond duquel il y avait Genève et son lac. De cette mer vaporeuse montaient des cris, des appels, des roulements de voitures, parfois le sifflet aigu du chemin de fer, toutes les rumeurs d'une grande cité. J'ai rêvé là de l'Atlantide mystérieuse, et je me suis rappelé la légende de la ville d'Is, engloutie dans les flots du Morbihan, et dont les marins en détresse croient entendre sonner les cloches.
  En face de nous et, pour ainsi dire, sur l'autre rive, émergeait des nuées la chaîne du Jura, toute blanche, tandis que, sur notre droite, l'océan laiteux se perdait à l'horizon et se fondait, par d'insensibles nuances, avec le pâle azur du ciel. Parfois, une mouette du Léman surgissait brusquement du brumeux abîme, volait, pendant une minute ou deux, à grands coups d'ailes, en pleine lumière, puis se précipitait et rentrait dans le nuage avec un cri aigu, comme pour railler les habitants de la grande ville qui rampaient au fond du gouffre ; et rien n'était plus fantastique que cette mer blanche, d'où jaillissaient et où plongeaient sans cesse des oiseaux. Sur toutes ces merveilles, un soleil d'hiver, clair et froid, planait triomphalement au milieu du ciel, répandant au loin, sur les cimes neigeuses, une lueur mauve, d'un ton adorable, et faisant étinceler autour de nous, comme des émaux, les verdures mouillées.
  Oui, je me les rappellerai toujours, mon délicieux battement de cœur, mon profond soupir d'enthousiasme, quand, après cette pénible course à travers le brouillard sombre et malsain, je fus tout à coup mis eu présence de cette féerie de la nature et restai tout ébloui par tant de splendeur et tant de pureté!

  Pourquoi donc le souvenir, si lointain déjà, de cette sensation admirable et peut-être unique dans ma vie, me hante-t-il, aujourd'hui, avec tant de persistance ?
  Ah ! c'est que je viens de souffrir cruellement, et que je souffre encore, chaque jour, dans ma chair ; c'est que voici, pour moi, l'hiver de la vie, la vieillesse et ses infirmités. Il n'y a pas bien longtemps, cette décadence tue désespérait, et j'étouffais dans un brouillard de ténèbres. Heureusement, la main d'un paternel et pieux ami s'est alors posée sur la mienne, et il m'a ordonné, avec une ferme bonté, de me mettre en route et de monter vers la lumière. Que je suis heureux d'avoir retrouvé, au fond de moi-même, un peu de mon âme et de mes prières d'enfant ! Oh! la douceur d'être humble, d'avoir confiance et d'obéir ! A peine ai-je gravi la première étape, et déjà se dissipe la brume d'orgueil et d'impureté qui me cachait le bon chemin.
  Plus haut, mon âme ! Toujours plus haut ! Au-dessus de tout ce que nous voyons du ciel ! Quel souvenir ai-je évoqué tout à l'heure ? Sur la montagne, je ne montais que vers le soleil. Aujourd'hui, je m'élève vers une clarté incomparablement plus éblouissante ; car, selon la belle parole de Michel-Ange, le soleil n'est que l'ombre de Dieu.

28 octobre 1897

in La bonne souffrance - VII - 1898

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