Jacques LACARRIÈRE
écrivain français
Limoges 2 décembre 1925 - Paris 17 septembre 2005
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Le pain des nuages
Son titre est tiré d'un article de Claude Roy publié en 1991 dans la revue romaine Villa Medici et intitulé Ce que la poésie peut apprendre au poète. Claude Roy y écrit : "Aussi vaine que les nuages, aussi nécessaire que le pain, la poésie peut être aussi, elle doit être surtout la réalité profonde prise aux mots, une vérité qui se fait chant."
À Claude Roy
I
Croûte craquante des nuages, cuite au pétrin des canicules quand s'épanche et gronde en l'azur un turbulent désir d'orage.
Enfant, j'ai savouré le pain blanc des nuages, et je me suis nourri de leur mie voyageuse, je me suis abreuvé à leur fontaine errante.
Honte à ceux qui jamais n'ont goûté le pain des nuages quand gonfle au ciel d'été leur pâte opulente et volage !
Honte à ceux qui jamais n'ont connu le pain des nuages quand fermente aux bistres fournaises le puissant levain des orages !
II
Être nuage. S'alléger de ce qui est trop lourd en soi, s’affranchir de l'excès d'attraction, accéder aux délices, délires d'une pure évanescence.
Divaguer sa vie durant entre improbable et impossible, devenir ouate errante, flottante incertitude, hésiter entre les processions immaculées et le noir reliquaire des orages.
En un mot, allier l'innocence et la fragilité des brumes à la ruse et à la férocité des éclairs.
Être nuage. S'efforcer à l'absolu détachement, se montrer distant avec la pesanteur, ne tenir à rien, pas même à sa propre apparence, ignorer ses trajets, ses projets. Demeurer ferme avec l'instable, être fidèle à l'éphémère, rechercher l'incertain, cultiver le fugace.
Alors tout deviendra possible, y compris de se fondre en l'oratoire des vents, de se glisser en silence aux cloîtres du couchant.
Et encore, demeurer modeste, savoir que tout n'est qu'enflure et ventosité. Et ne pas hésiter à expertiser les chimères, inventorier la régie des fantômes, maître des illusions et seigneur des trucages, voilà ce que veut dire aussi être nuage.
III
Émois. Élans. Élancements. Élévations. Grandioses souvent mais profanes. Gloires, Célébrations toujours interrompues. Trônes qui déjà chancellent. Et Dominations qui s'effritent. Apocalypses au ralenti.
Rien de plus émotif, et rien de plus imitatif qu’un nuage. Énigme sans cesse improvisée, déformée, déflorée et sans cesse recommencée. Énigme parallèle. Sosie de souffles. Être nuage.
in A l'orée du pays fertile (inédit) - Seghers - 2011