Robert ESCARPIT
universitaire, écrivain et journaliste français
Saint-Macaire en Gironde 24 avril 1918 - Langon 19 novembre 2000
__________
Le fabricant de nuages
Si je l’ai connu, monsieur ? Hé, je pense ! Il est arrivé ici juste après la guerre, en juillet 45. Tout de suite il a été intéressé par la fabrique de nuages. Ce n’était pas une grosse usine comme maintenant, mais les derniers temps on avait travaillé pour l’armée et l’ouvrage ne manquait pas. On employait vingt compagnons rien que pour les commandes de la météo.
Et puis ça s’est arrêté net avec l’armistice. Le père Bouhut, monsieur François, il se faisait vieux et il n’avait pas de ï¬ls pour prendre la succession. Un à un les jeunes sont partis travailler à l’usine de cellulose qui s’était montée de l’autre côté de la Leyre. Bientôt nous ne sommes plus restés que quatre, les vieux de la vieille, trop bêtes pour savoir faire autre chose.
- Pierrot, me dit un jour le père Bouhut, il faut que je ferme boutique. Le nuage ï¬n a fait son temps. Je n’ai plus de commandes.
Pensez si ça m’a donné un coup. Il y avait trente-deux ans que je travaillais dans la fabrique. J’avais commencé comme apprenti de Léon Bouhut, le grand-père de monsieur François. Il avait passé quatre-vingts ans et il m'enseignait les noms des nuages avec la fumée de sa pipe. En deux bouffées, il te vous fabriquait un cumulo-nimbus, monsieur, que vous pensiez entendre le tonnerre.
- Patron, dis-je, vous ne pouvez pas faire ça. Il y a cinq générations qu’on fabrique du nuage dans votre famille. Et avant il y avait déjà un atelier ici, du temps des rois. Le nuage, c'est notre vie. Fermer, vous n’y pensez pas !
- Alors il faut que je vende. Moi, je ne peux plus. Trouve-moi un acheteur, Pierrot. Je lui ferai un bon prix.
- Tope-là, patron !
C’était vite dit. Où trouver quelqu’un qui s'intéresse à la fabrique ? Le nuage, c’est une vocation, et une vocation rare. Je veux dire le nuage comme on le faisait autrefois, à la main et avec de la vraie vapeur de lande. Maintenant il y a le marché commun. Ils importent du gros nuage de Hollande ou d’Angleterre et ils taillent là-dedans à la machine. Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, le brouillard qu'ils ont expédié sur Bordeaux pour l’ouverture de la Foire, il était tout jaune et poisseux. Ça puait le mazout, le thé, la cigarette de dame et je sais pas quoi encore !
Bref, j’étais bien embarrassé. Or c’est ce soir-là qu'ils sont arrivés tous les deux. Ils sont descendus de moto devant l’hôtel de la Poste où je prenais l’apéritif et ils ont demandé une chambre. Ils étaient habillés pareil, avec des pantalons comme des bleus de mécano et des chandails à col roulé. Le sien à elle était jaune canari, et ça lui allait si bien, monsieur, qu'on aurait dit un mannequin de Marie-Claire.
C’est ce qu'elle était d’ailleurs, mannequin, comme elle nous l’a expliqué plus tard. Lui, il était dessinateur de mode. Il paraît que c'est un métier terrible. Les gens ne savent pas. Quand on ne travaille pas seulement avec ses mains, mais avec son cœur, avec sa tête, avec ses yeux, comme nous, les nuagistes à l’ancienne, ça vous vide son homme, monsieur, croyez-moi.
Ils prirent la chambre sur le verger parce que c'est la plus tranquille. On n’a jamais su s'ils étaient mariés, remarquez, mais ils étaient très amoureux, ça se voyait.
Danièle - elle s’appelait Danièle et lui Jean-Marc, Jean-Marc Leblier - Danièle, donc, s’inquiétait beaucoup de la santé de Jean-Marc.
- On n'entend aucun bruit, au moins ? Le téléphone, il est de l'autre côté de la maison ? Et le journal ? Surtout pas de journal le matin. Je viendrai chercher le petit déjeuner moi-même. Qu’on ne nous éveille pas avant. Il lui faut un repos complet, vous comprenez ? Pas de soucis, pas de problèmes. La collection d'automne l'a tué, cet homme.
C’est le dimanche suivant que je ï¬s sa connaissance à la pêche. Il y a un peu de gardon dans l’étang de la Tuque, mais ce jour-là ça ne mordait pas. A la douzième fois qu’il a tiré sa ligne sans rien au bout, il a posé la canne à côté de lui, a bourré une pipe et, pour dire quelque chose, m’a montré un petit nimbus qui passait dans le ciel :
- On dirait que la pluie menace.
- Pas de danger, je lui ai répondu. C’est un échantillon de la fabrique de Sainte-Foy-la-Grande. Ils travaillent au sec, ces gens-là. Leurs nuages, ils ne gouttent jamais. Ce serait un des nôtres, je ne dis pas. Chez nous, ici, on travaille à l’humide.
Quand il a su que j’étais dans le nuage, ça l’a passionné. Il ne savait même pas qu'on les fabrique, les nuages. Il croyait que c’était naturel. Il y en a de naturels, remarquez, mais on les reconnaît tout de suite. C'est du sauvage. Si tout le monde commandait ses nuages à un fabricant qualifié, il y aurait moins d’étés pourris et moins de cataclysmes. Mais les gens ne savent pas.
J’ai sorti ma pipe moi aussi et je lui ai montré le principe. Ce n’est pas sorcier, mais il faut le don. Et il l’avait, l’animal, il l’avait. Au bout d’une heure il faisait des petits cumulus jolis comme tout, pas très réussis au point de vue météo, mais avec le coup de pouce de l’artiste. Moi, je ne suis qu’un artisan. Mes nuages, c’est du solide, c'est du vrai. On les regarde et on prend son parapluie. Les siens, c’était de la poésie.
- Danièle ! viens voir ce que je fais ! cria-t-il.
Elle était assise dans le sous-bois, en train de tricoter et de lire.
- Je vois, répondit-elle. Tu fais des nuages. Ce n’est pas nouveau.
- Regarde comme ils sont jolis !
- Parce qu’ils sont petits. Les nuages, c’est comme les chats.
- Ils ne griffent pas.
- Non, mais ils font de l'ombre.
Il vint à la fabrique le lendemain. Justement on terminait la dernière commande : des nuages à la Canaletto pour la municipalité d'Hossegor qui donnait une fête vénitienne.
- Pourquoi Canaletto ? demanda Jean-Marc. Je vous assure que les nuages d’Italie sont assez beaux par eux-mêmes. Ceux de Venise, on dirait des bancs de poissons volants dans le ciel. Ceux de Florence ressemblent à des fleurs de coton. Quant à ceux de Rome, ils sont grassouillets et rebondis comme des derrières d'angelots.
Le père Bouhut riait de bon cœur.
- Monsieur Leblier, je crains fort que vos descriptions ne soient pas compatibles avec les normes de la météo nationale. Nous travaillons surtout pour les administrations publiques, vous savez. Dans le nuage, il n’y a guère de clientèle privée.
- Et pourquoi pas ? C’est une question de mode. Tu ne crois pas, Danièle ? Je vois très bien ça, moi. Présentation des nuages de printemps à Megève, collection d’hiver en Sologne... Pour les tendances, il y a tout ce qu’il faut : le cumulus en chou-fleur, en fuseau, en pelote, en crème fouettée... Et les couleurs ! On peut révolutionner la gamme des tissus si l’on cherche l’harmonie des ciels... « Matin calme », robe d’intérieur, un drapé léger gorge de pigeon et ardoise en lamé de soie, avec altostratus d’aurore et une aigrette de cirrus blancs...
- Et un infarctus pour toi, dit Danièle sèchement.
- Infarctus ? dit le père Bouhut. Ce n'est pas un nom de nuage, ça.
- Tu vois, Danièle ? Il n'y a pas de danger. C’est Paris qui me tuait. Ici, je travaillerais au grand air, je travaillerais l'air lui-même. C'est magnifique ! Tiens, je te ferai une robe avec cette brume mauve qui monte des bruyères, et des gouttes de rosée en guise de diamants.
Jean-Marc acheta la fabrique plus cher que le père Bouhut n’espérait la vendre. Les premiers temps ne furent pas faciles. Les quatre compagnons étaient restés, mais nous n'avions pas l’habitude de ce genre de travail et Jean-Marc ne nous passait rien. Il était d’une exigence, vous ne pouvez pas imaginer. J’avais beau lui dire que le nuage, ça ne se travaille pas comme le tissu, il nous faisait recommencer des douze, des vingt fois le même cirro-stratus parce que la courbe avait un demi-degré de trop !
On vivotait quand même parce que Danièle, avec ses relations, trouvait par-ci, par-là, quelques commandes, surtout des Américains qui voulaient remporter au Texas ou au Nevada un bout de ciel de France. Nous avons même fait un orage complet avec cumulo-nimbus à neuf mille cinq cents mètres pour un potentat d'Arabie dont les sujets n’avaient jamais vu de pluie !
Le succès n’est vraiment venu que lorsque les gens se sont mis à voyager, après 1950. Ça a commencé par l’Espagne. Nous avions deux modèles : un ciel du Greco que Jean-Marc et Danièle avaient ramené de Tolède et un semis de petits nuages de beau temps, style Costa Brava. Ensuite il y a eu la fameuse série italienne, celle-là même que Jean-Marc avait décrite lors de sa première visite, et puis les nuages grecs, pulvérisés au marbre blanc, les brouillards du Bosphore, les nuées de khamsin et de sirocco, à chauffage incorporé, les nimbus rasants de la mer du Nord et de la Baltique. Tout le monde voulait ramener chez soi son nuage de vacances.
C’est à cette époque que les Galeries Lafayette ont monté leur rayon de nuages sur la terrasse du septième étage. On y présentait les collections et je vous assure, monsieur, qu’il y avait du beau monde.
La fabrique se développait régulièrement. La plupart des anciens compagnons étaient revenus de l’usine de cellulose. Nous avions aussi des modélistes, des coloristes, des météorologues, des ingénieurs. Mais pour le fini, on en revenait toujours au vieux de la vieille.
- Sans Pierrot, disait Jean-Marc, le nuage, ce serait de la fumée.
- C'est de la fumée, répondait Danièle, et tu fumes trop.
Elle avait raison. Jean-Marc se surmenait. Jour et nuit, il ne quittait plus le bureau d’étude, à moins qu'il ne soit sur le terrain d’essai de la clairière de Boudigue ou à Paris en train de négocier un contrat. Danièle pleurait souvent en secret. Je faisais ce que je pouvais pour la réconforter.
- Il ne faut pas vous frapper, madame Danièle, le nuage, quand ça vous tient, c'est difficile de penser à autre chose, mais monsieur Leblier vous aime toujours, croyez-en le vieux Pierrot.
- Qu'est-ce que ça peut me faire qu’il m’aime, s'il en devient dingue, de ses nuages ? Autrefois, quand nous sommes arrivés ici, c’étaient les modèles des collections qui lui portaient à la tête. Il dessinait des robes en mangeant, en dormant, en rêvant, en faisant l’amour. Je croyais que c’était fini, et voilà que ça recommence avec les nuages. Tenez, cet après-midi, je prenais le soleil dans le jardin. Je lui ai crié de me faire passer quelque chose pour m’abriter la tête. Il m’a envoyé un gros nimbus noir qui a crevé juste au-dessus de moi et m’a trempée jusqu’aux os. Il paraît que c’est un modèle expérimental!
- Oui, je le connais. C’est « Sombre Dimanche ». Il va avec un parfum de Lanvin à base de feuilles mortes et de fleurs fanées. Il y a des gens qui aiment ça.
- Eh bien, pas moi ! J'aime le soleil, moi.
Un nuage par-ci, par-là, je ne dis pas, mais des nuages qui s’accrochent aux murs de ma chambre à coucher comme des toiles d’araignées, des nuages qui envahissent ma cuisine et donnent un goût d'eau à tout ce que nous mangeons, non, non, non et non ! Vous croyez que c'est agréable de vivre avec un homme qui a toujours une fumerolle ou deux au-dessus de la tête ? Vous n’avez pas remarqué ?
J’avais remarqué, bien sûr, mais je ne pouvais pas lui dire ce que j’en pensais. Jean-Marc était en train de s’intoxiquer lentement. Le nuage, c’est pire que l’alcool. Un nuagiste qui y prend goût, c'est comme un bistrot qui boit l’apéritif avec les clients.
Quand vous avez des ennuis, quand vous êtes fatigué, vous n'imaginez pas ce que ça fait du bien d'avoir la tête dans les nuages. On se sent léger, content, détaché de tout. Mais après, pour revenir sur terre, c’est une autre histoire. Le nuage s’accroche à vous, il grossit, il vous glace, il vous écrase. Encore heureux si l’orage éclate et vous soulage sur le moment. Mais dès que le calme est revenu, vous recommencerez à vous fabriquer vos nuages.
Souvent j'avais surpris Jean-Marc dans son bureau, le visage caché par un lambeau de brouillard ou le regard perdu dans une volute de brume. Dès qu’il s'apercevait de ma présence, il se dépêchait de mettre en marche le ventilateur, mais je n’étais pas dupe.
- Patron, lui disais-je, vous filez du mauvais coton. Pensez à madame Danièle.
- C'est bien à elle que je pense, Pierrot. J’ai découvert un monde merveilleux dans les nuages, et je voudrais l’y emmener avec moi.
- Vous croyez qu’elle voudra venir ?
- Oui, quand je pourrai lui montrer ce qui nous attend là-bas, tous les deux. Regarde ça, Pierrot.
C’était un bocal ordinaire, comme un bouteillon de cinq pintes, mais la vapeur légère qui y flottait ne ressemblait à rien de ce que j'avais vu jusque-là. Elle avait à la fois la transparence et l’épaisseur, si vous me comprenez. On ne pouvait pas dire qu’elle avait une teinte, mais les choses à travers elle prenaient des couleurs différentes, plus vraies et en même temps insaisissables, toujours entre deux nuances. Les formes aussi changeaient. On reconnaissait les objets les plus proches de l’autre côté du bocal, mais au-delà on devinait plutôt qu’on ne voyait des lignes, des courbes fuyant en profondeur très loin, beaucoup plus loin que les murs du bureau.
- C’est du joli boulot, patron, dis-je. Avec quoi faites-vous ça ?
- A vrai dire, je n'en sais trop rien. Ce sont des éléments que je capte autour de moi. Chimiquement, il n’y a que de l’air avec peut-être une légère ionisation.
- Dites, ce doit être diablement volatil, ce machin-là. Vous aurez du mal à contrôler le contour.
- Je crois que j’ai trouvé un moyen de limiter l’expansion, Pierrot. Nous ferons un essai dimanche prochain à la clairière de Boudigue et je verrai bien si mes nuages plaisent à Danièle !
Le dimanche suivant était une belle journée d'automne, avec un ciel tout pétillant de lumière dorée, un de ces ciels de chasse à la palombe qui, à nous, nuagistes, nous donne envie de nous mettre au chômage. J’ai pris la jeep à l’usine et j'ai chargé l’équipement, sans oublier les respirateurs. On a beau dire que le nuage c’est sans danger, on ne sait pas quelles saloperies les fournisseurs de maintenant sont capables de foutre dans la matière première.
Quand je suis arrivé chez les Leblier, ils étaient en train de finir le petit déjeuner dans le jardin et tout de suite j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Vous ne me croirez pas, monsieur, mais par cette matinée du bon Dieu ils avaient au-dessus de leurs têtes un énorme nuage qui bourgeonnait à toute vitesse et déjà prenait la forme d'enclume dans les couches supérieures. Le temps que j’arrête la voiture et la tornade éclatait, juste sur leur coin de jardin, vous comprenez ? Danièle s’enfuit en pleurant vers la maison.
- Je ne comprends pas ce qui est arrivé, dit Jean-Marc. Quand nous nous sommes levés, tout allait bien, et puis je ne sais pas si c’est la fumée de ma cigarette ou les toasts que j'ai laissé brûler, mais ce nuage s'est brusquement formé au-dessus de nous et je n'ai pas pu le contrôler. On aurait dit que chacune de mes paroles, chacun de mes gestes le faisait grossir. Danièle s’est affolée et nous avons fini par nous disputer. C'est idiot.
- Je vous l’ai dit, patron. Il ne faut pas jouer avec les nuages. Vous tenez toujours à tenter votre expérience ?
- Plus que jamais, Pierrot. Allons-y.
Nous y sommes allés. Deux litres et demi de brume, ce n’est pas grand-chose. Nous avions décidé d’opérer sur un bosquet de pins d'un demi-hectare. Je l’avais bien cadré avec les souffleries, mais je ne m'attendais pas à ce qui allait se passer.
Donc, nous arrivons. Voilà Jean-Marc qui s’avance au milieu des pins, des arbres d’une vingtaine d’années qu'on venait à peine de gemmer. Le sous-bois était bien propre : juste quelques fougères et deux ou trois bouquets de bruyère en fleur. Jean-Marc regarde autour de lui en souriant, me fait signe d'enclencher les souffleries pour isoler le terrain d'expérience et, toc ! il fait sauter le couvercle du bouteillon.
Ah, monsieur, il n’a pas fallu dix secondes ! D'un coup voilà la brume qui envahit le boqueteau et qui l’efface... Moi, je regarde et j’essaie de comprendre. Je vois toujours devant moi la première rangée de pins, plus nette peut-être encore qu’avant, mais derrière, je ne sais pas vous dire, c’est tout transparent, comme dans le bocal, seulement on ne voit rien que des formes qui s'enfuient et des couleurs qui changent... Un peu effrayé, je m’approche. Je crois distinguer des fougères, mais elles sont immenses, plus grandes que des pins de quarante ans. Dans la direction où étaient les bruyères j’aperçois de grandes flammes violettes, mais elles sont loin, très loin... Et le boqueteau, monsieur, il n’a pas cent mètres de profondeur. Ce qui m’effraie surtout, c’est que je ne vois plus Jean-Marc qui était juste là, devant moi, à portée de voix. J’appelle :
- Patron ! Vous m'entendez ?
Vous ne savez peut-être pas ce que c’est, monsieur, le silence de la forêt, surtout en automne, quand le gibier se terre et que chaque gland qui tombe d’un chêne, chaque pigne qui dégringole s’entend à travers tout le sous-bois.
- Patron ! je crie. Répondez-moi !
A un moment j’ai cru, je dis bien, j’ai cru que j’entendais comme un appel lointain, très haut, plus haut que les arbres. Mais tout à coup la brise s'est levée et le bruit qu'elle a fait en rasant la cime des pins a balayé le silence. J’ai aussi vu passer quelque chose de blanc dans la brume, comme une effraie qui chasse, ses grandes ailes déployées.
- Alors moi, je sens la panique qui me gagne et je retourne au galop vers la jeep pour couper les souffleries. A ce moment, voilà madame Danièle qui débouche dans la clairière à bord de sa quatre-chevaux. Elle arrive auprès de moi, tout essoufflée.
- Où est Jean-Marc ?
- Dans le boqueteau, madame. Il ne peut pas être allé très loin.
J’appuie sur le contacteur et les souffleries s’arrêtent. Aussitôt la rafale de brise s’engouffre dans le sous-bois. Alors, monsieur, la brume libérée se dilue, se répand et en moins de rien nous l’avons sur nous. Danièle se met à courir vers les arbres, mais à peine elle a fait quelques pas qu’elle est prise de vertige et tombe. Moi-même je commence à sentir que je ne vois plus les choses comme elles sont...
Heureusement que j'avais les respirateurs, monsieur. Je lui ai mis le sien de force et je l’ai maintenue par terre jusqu'à ce que j'estime le danger passé. Elle se débattait, elle pleurait, elle griffait, mais le vieux Pierrot tenait bon.
Il a fallu une demi-heure pour que le vent purifie entièrement l’atmosphère. Le boqueteau avait repris son apparence normale. Nous l’avons parcouru en tous sens. Rien n’avait changé. Nous avons même retrouvé le bouteillon, mais nous n'avons pas retrouvé Jean-Marc.
Ensuite on a fait des battues. Pendant huit jours la gendarmerie s'y est mise avec ses hélicoptères, les pompiers avec leurs jeeps, les ponts et chaussées avec leurs bulldozers. On a asséché tous les esteys, sondé tous les trous.
Il y en a qui parlent de la fondrière du Biganon, mais elle est à vingt kilomètres et on n’y noierait pas un roquet. Non, monsieur, la vérité vraie, c'est que Jean-Marc a été mangé par le nuage qu’il s’était fabriqué. Ce n’est pas la première fois que cette chose arrive, tous les vieux nuagistes vous le diront, mais c'était peut-être la dernière, parce que des fabricants de nuages comme Jean-Marc, il n'y en aura plus jamais.
Madame Danièle a vendu la fabrique à une société étrangère, le holding, comme ils disent. Ceux-là, ils font des sous. Alors, hé ! c’est peut-être par leurs sous qu’ils seront mangés.