Rainer Maria RILKE
écrivain autrichien
Prague (Tchéquie) 4 décembre 1875
Montreux (Suisse) 30 décembre 1926
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Vladimir, le peintre de nuages
De nouveau, ils ont le moral au plus bas, se sentent de trop : des renégats, des dupes à tous les sens du terme. Chacun est plongé dans ses pensées, tour à tour levant et baissant les yeux avec un air de mépris continuel.
C'est dans cet état d'esprit que le baron déclare : "Ce café n'est vraiment plus possible : pas de journaux, pas de service, rien !"
Les deux autres sont entièrement de son avis.
On reste donc assis autour de la petite table de marbre qui ignore au juste ce que ces trois personnes attendent d'elle. La paix, voilà ce qu'ils veulent. La paix, tout simplement. Le poète l'exprime au moyen d'une onomatopée aussi précise qu'efficace :
"Pouah !" dit-il au bout d'une demi-heure.
Là aussi, les autres partagent ses vues.
On continue d'attendre Dieu sait quoi.
Le peintre commence à osciller de la jambe. Il la regarde se balancer un moment, l'air songeur. Puis il en comprend le mouvement et se met à chanter lentement, d'une voix pénétrée :
"Léthargie, ô léthargie, Ô toi qui me divertis..."
Mais il est grand temps de partir. L'un derrière l'autre ils marchent, le col relevé. Avec le temps qu'il fait, cela se comprend. Il y aurait de quoi hurler.
Que faire ? Il ne reste plus qu'une solution : de cinq à six, aller chez Vladimir Lubowski, jusqu'à la tombée du jour. En avant donc : 17 rue du Parc. Un immeuble d'ateliers.
Pour parvenir jusqu'à Vladimir Lubowski, il faut passer à travers ses œuvres. En effet, il fume tous ses tableaux. Son atelier est tout rempli d'une épaisse fumée fantastique. Vous pouvez vous estimer heureux si, à travers cette brume originelle, vous avez trouvé le plus court chemin jusqu'au vieux lit hors d'usage sur lequel habite Vladimir — jour après jour.
Aujourd'hui comme les autres jours, naturellement. Il ne se lève pas et laisse tranquillement les trois "dupes" venir jusqu'à lui. Ils s'asseyent autour de lui, chacun à sa façon. Ils ont trouvé quelque part de la Chartreuse verte et des cigarettes. Bien sûr, ils en font usage sans plus attendre avec l'air de gens dont la vie n'est qu'un perpétuel sacrifice. Les cigarettes sont même de bonne qualité : mon Dieu, à quels raffinements ne faut-il pas consentir pour l'amour de cette vie misérable !
Le poète se rejette en arrière dans son fauteuil : "Et si la vie n'était qu'une chose fabriquée de toutes pièces, une invention de dilettantes, hein ? Qu'en pensez- vous ?"
Vladimir Lubowski ne répond pas.
Les autres attendent bien volontiers. Il fait si étrangement bon dans cette pénombre odorante. Il n'y a rien d'autre à faire que de rester là, immobile : alors elle vous prend et se met à vous bercer...
"Comment faites-vous, Lubowski ? Chez vous, cela ne sent pas la térébenthine", note le peintre en passant, et le baron renchérit :
"Au contraire. Avez-vous des fleurs quelque part ?" Silence.
Vladimir reste là-bas, loin derrière ses nuages.
Mais tous trois sont patients. Ils ont du temps et de la Chartreuse. Ils savent ce qu'il en est : laisser venir, et cela viendra.
Et cela vient.
De la fumée. Une bouffée, une autre, une autre. Puis d'aimables, de lentes paroles qui arpentent le monde en admirant les choses de loin. Les nuages les soulèvent bien haut : rien que de secrètes assomptions.
Par exemple :
Une bouffée. Puis : "Les gens détournent toujours leurs regards de Dieu. Ils le cherchent dans la lumière toujours plus froide et plus tranchante, là-haut." Une bouffée. "Et Dieu attend ailleurs — il attend — tapi au fond de Tout. Enfoui profondément. Là où sont les racines. Là où il fait chaud et sombre." Une bouffée.
Alors le poète se met à marcher de long en large, soudainement.
Tous trois pensent au Dieu qui habite quelque part derrière les choses — ils se demandent bien où.
Et plus tard :
"Avoir... peur ?" Une bouffée. "À quoi bon ?" Une bouffée.
"On est toujours au-dessus de lui. Comme un fruit au-dessous duquel quelqu'un tient une belle coupe. Dorée — brillante au milieu du feuillage. Et quand le fruit est mûr, il se laisse tomber... "
Le peintre a déchiré le rideau de fumée d'un geste violent. "Sei-ei-ei-gneur Dieu !" dit-il en découvrant sur le lit un petit homme pâle avec de grands yeux singuliers derrière l'éclat desquels se cache un deuil éternel — des yeux d'une gaieté toute féminine. Et des mains très froides.
Et le peintre se tient là devant lui, désemparé. Il ne sait plus au juste ce qu'il allait dire.
Heureusement, le baron s'approche : "Il faut absolument que vous peigniez cela, Lubowski." Quoi au juste, le baron l'ignore. Qu'importe, il répète : "Vraiment, Lubowski." Et le ton de sa voix est presque un peu condescendant, sans qu'il le veuille.
Pendant ce temps, Vladimir a parcouru un long chemin : du fond de la peur, à travers un sombre étonnement, il arrive en vue du sourire, et rêve à mi-voix : "Oh oui, demain." Une bouffée.
Alors il n'y a plus aucune place dans l'atelier pour les trois visiteurs. Ils se bousculent. Tous les trois s'en vont : "Au revoir, Lubowski."
Sitôt parvenus à l'angle de la rue, ils se serrent la main plus fort qu'il n'est nécessaire. Ils ont hâte d'être débarrassés les uns des autres. Ils se séparent.
Un petit café accueillant, sans personne. Les lampes à pétrole ronronnent. Le poète s'est mis à écrire des vers sur l'enveloppe d'une lettre reçue récemment. Son écriture se fait de plus en plus rapide et petite car il le sent : des vers, il en vient beaucoup, beaucoup.
Cinq étages plus haut, dans l'atelier du peintre, des préparatifs ont lieu pour le lendemain. En fredonnant un air, il a soufflé sur la poussière du chevalet, la vieille poussière. Il y a maintenant sur le chevalet une toile neuve, lumineuse comme un front. On aimerait lui mettre une couronne.
Seul le baron est encore en chemin. Il a retenu un fiacre : "Dix heures et demie, Théâtre Olympia, devant la porte latérale." Puis il a continué à marcher tranquil¬lement. Il a encore plein de temps devant lui pour se reposer et faire sa toilette.
Personne ne pense à Vladimir Lubowski.
Vladimir a fermé sa porte et attendu que l'obscurité soit complète. Alors, il s'assied, petit, au bord du lit, et pleure dans ses grandes mains glacées. Les larmes lui viennent facilement et doucement, sans effort ni pathos. Elles sont la seule chose qu'il n'ait pas encore trahie, la seule qui n'appartienne qu'à lui. Son bien solitaire.