Émile BIRMANN de RELLES
homme de lettres français
18.. - 19..
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Dans les nuages
J'aurais, pour nous, rêvé les nuits silencieuses
Où pointent des bosquets de cyprès et d'yeuses
Fantômes surgissant, calmes, sous le ciel pur,
La lune se mirant dans le flot bleu du Tibre,
Les chants dans le lointain et le refrain qui vibre
Aux échos de Tibur,
Les songes enivrants de la plaine romaine
Où la brise saisit les parfums et les mène
Du frais jardin des morts aux foyers des vivants,
Les soupirs se mêlant dans l'ombre des arcades
Au chant du rossignol, aux trilles des cascades,
Aux trémolos du vent...
Avoir vécu sa vie aux ères primitives
Quand l'Egypte dormait sur les paisibles rives
Du Nil au front divin que nimbent les lotus,
En les temps merveilleux où le ciel et la terre,
Hommes et dieux, vivaient de grand air, de lumière
Et des dons de l'humus !
J'aurais voulu courir les déserts d'Arabie ;
Te tenant, mon amour, sur mon cœur assoupie,
Par le calme et la nuit nous aurions voyagé,
En silence emportés par la maigre chamelle
Au poil gris et soyeux, à la lourde mamelle,
Au pied vif et léger;
Le désert s'étendrait comme une autre lagune,
Si bien que l'on croirait dans l'immensité brune
Voguer, voile tendue, entre deux firmaments.
Et, sous les mimosas dont l'effluve nous grise,
Nous nous endormirions dans cette paix exquise
Du sommeil des amants ...
J'aurai rêvé de fuir vers d'inconnus rivages.
Vers d'autres mers, sous d'autres cieux, en d'autres
- Mystérieux passés, avenirs imprévus - âges
Loin du présent et de ses lâches servitudes,
Loin d'un monde gavé d'abjectes platitudes,
Loin, oh ! loin du trop-vu !
Mais puisqu'il n'en est rien et puisque, seul, le songe
Peut nous offrir la joie où notre esprit se plonge
Comme une chair ardente aux voluptés du bain,
A ce siècle de prose où le sort nous entrave,
Mendions, résignés, quelque tâche d'esclave,
Un grabat et du pain !
in Moments perdus - 1878