Louis-Charles CAILLAUX
homme de lettres français
1815-1896
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Le nuage (1870)
Mouettes qui vous cachez à l'angle des récifs,
Jetez votre aile au vent, au ciel vos cris plaintifs !
Sur l'onde où mon œil plane,
Que vient-on d'entrevoir ?
Serait-ce la tartane
Du capitaine noir ?
Quelle vague lointaine
A terni sa carène
Qui brillait comme l'or ?
Est-ce le flot qui baigne
L'Irlande ou la Sardaigne,
Naple ou San-Salvador ?
Sur l'onde où mon œil plane,
Ce qu'on vient d'entrevoir,
Ce n'est pas la tartane
Du capitaine noir,
C'est l'ombre d'un nuage
Reflétant son image
A la cime des eaux ;
D'un nuage qui passe,
Rapide, dans l'espace,
Empire des oiseaux
Nuage aux cent caprices,
Où vas-tu ? Quels pays
Sous tes ailes factices
Se sont-ils obscurcis ?
Arrives-tu d'Espagne
Où, roi sur sa montagne,
L'Asturien s'endort ;
Où le touriste rare
Déjeune d'un cigare,
Et soupe d'un accord.
Sais-tu si l'Andalouse
Ose donner toujours,
Le soir, sur la pelouse,
Ses rendez-vous d'amours ?
Si l'œillade assassine,
Au pays de Rosine
Et des sources sans eau,
Tient toujours en délire
L'incandescent empire
0ù fleurit Bartholo ?
Sais-tu si la sultane
Qui plaît au Grand-Seigneur
Est juive ou musulmane,
Fière, ou simple de cœur ?
Si le czar de Russie
Au divan qui supplie
Parle en maître offensé ;
Et si Stamboul frissonne
Quand sa botte résonne,
Et qu'il a menacé ?
Nos preux de Varsovie
Que sont-ils devenus ?
Sans doute, en Sibérie,
Ils ont froid, ils sont nus...
As-tu vu les abîmes
Qui les gardent, victimes
D'un projet avorté ?
Au fond des gouffres sombres
Entendis-tu leurs ombres
Pleurer la liberté ?
Mais un éclair funeste
A déchiré tes flancs,
Et le feu qui te leste
S'échappe en jets brûlants.
Dans quel but, ô nuage,
Le vent vers cette plage
A-t-il pu te pousser ?
Messager trop fidèle,
As-tu quelque nouvelle
Fatale à m'annoncer ?
Non, non ! ma crainte est vaine,
O nuage, et voici
Que ta fougue incertaine
Demande à Dieu merci ;
De ta frange brisée
S'écoule la rosée
Qui tombe lentement ;
Ainsi, sur cette terre,
Tout est joie, ou colère,
Repos, ou mouvement
Ainsi, notre pensée
Qu'égarait la douleur,
Souvent s'endort bercée
Par un souffle meilleur ;
Ainsi, l'oubli succède
Au noir regret qui cède,
Et s'enfuit soucieux ;
Ainsi, dans nos ténèbres,
Il est des jours funèbres,
Il est des jours heureux.
Mouettes qui vous cachez à l'angle des récifs,
Jetez votre aile au vent, au ciel vos cris plaintifs !
in A travers notre époque : poésie, religion - 1870