ABC > Lettre : L > Mot : Littérature > Rubriques : Poésie - poème, romance, idylle, en prose et en vers > Titre : Le nuage - Jean LAHOR

Jean LAHORE
pseudonyme d'Henri CAZALIS
médecin, poète symboliste français
Cormeilles en Parisis  9 mars 1840 -  Genève (Suisse) 1er juillet 1909
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Le nuage

Tout naît en toi, tout meurt, tout tombe et rentre en toi
Océan éternel aux larges eaux profondes,
O père dont je sors, Océan, reprends-moi ;
Donne au nuage errant le repos dans tes ondes.

Le souffle de la Mort et celui de l'Amour
Agitent le remous des effets et des causes ;
Et de ces flots confus j'ai dû surgir un jour ;
Rêve, j'aurai flotté dans le rêve des choses.

Un jour, hors de ton sein obscur je suis monté ;
Devant moi s'est ouvert l'infini de l'espace,
Et les vents au hasard m'ont poussé, m'ont porté :
Car notre âme est pareille au nuage qui passe.

Le nuage a longtemps erré par l'univers ;
A toute heure changeait sa bizarre fortune ;
Tantôt il traversait l'ouragan des hivers,
Et tantôt se baignait en de bleus clairs de lune

O père, de splendeurs un moment ébloui,
J'ai béni ma naissance et je t'ai rendu grâce.
Quand en toi se perdra mon cœur las aujourd'hui,
De ces splendeurs d'alors où survivra la trace ?

Que reste- t-il au ciel du nuage mouvant?
Toute vie éphémère, en sa vague apparence,
Est le jouet ainsi des caprices du vent ;
Rien ne dure, sinon l'impassible Substance...

J'ai connu les hivers, les printemps, les étés ;
J'aspire maintenant au calme dans ton Être.
J'ai vu de longs jours d'or, de sublimes clartés,
Et pourtant je n'ai peur que de pouvoir renaître.

Père, engloutis-moi donc, sois donc bien mon tombeau ;
Et, si je participe à ta vie éternelle,
Que ce soit sans penser, tel que la goutte d'eau
Que la mer roule et berce inconsciente en elle.

Je ne jouirai plus, mais ne souffrirai pas ;
J'ai ri, pleuré, souffert, j'ai vécu : fais-moi trêve :
Je veux le vrai néant et l'absolu trépas,
Et le sommeil sans fin, que ne trouble aucun rêve...

O mon âme éteins-toi, lumière d'un moment !
Ta folle soif d'errer et d'être est assouvie ;
Ne redoute la mort que si la mort te ment,
Et nous leurre à son tour autant que fait la vie.

Père, anéantis-moi : j'ai vécu ; c'est assez.
Tu ne m'entendras pas pousser de cris funèbres ;
En ton abîme, avec tous les siècles passés,
Fais-moi descendre au plus profond de tes ténèbres !

in L’Illusion - 1888

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