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Georges RODENBACH
poète, écrivain belge
Tournai 16 juillet 1855 – Paris 25 décembre 1898

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La tentation des nuages


I

En vain les vitres glauques des vieilles maisons
Sont un rempart de verre humble qui s’interpose
Entre la vie en fièvre et la calme âme enclose,
Elles n’ont qu’embrumé l’appel des horizons.

Le lointain ciel sans cesse y passe et les aère
Du prestige de ses beaux voyages tentants ;
Et les nuages qui sont les robes du temps
Se reposent parmi ces armoires de verre.

Les midis, d’un vaste or fluide, le soir mauve,
L’aube, tout ce qui passe et part incessamment,
Vient tenter l’âme en songe et qui se croyait sauve
Derrière le cristal de son renoncement.

Ah ! les vitres, toujours reprises par la Vie,
Qui, reflétant la vaine ivresse du départ,
Sont complices du ciel en marche qui convie,
Comme s’il y avait le bonheur autre part !

Tentation dans les vitres fallacieuses
Qui propagent, en l’ombre intime des maisons,
La vagabonde humeur des changeants horizons
Et leurs roses et leurs flammes silencieuses.

Et tu souffres, pauvre âme enclose, qui songeais
Dans le sage insouci des âmes qui renoncent,
Car les vitres qui s’éclaircissent ou se foncent
S’emplissent de l’ardeur fiévreuse des projets.

Les vitres ont trahi ! Demeures mal gardées !
Mais les vitres déjà, pour avoir accueilli
Les vieux couchants, ont pris soudain un air vieilli,
Courtisanes que les nuages ont fardées !

II

Sur le ciel immuable ont flotté des nuages,
Tissus à la dérive et parure changeante ;
Ô nuages, partis pour de lointains voyages,
Entrant soudain dans mon âme qui s’en argente ;
Et je suis dans mon âme où, calmes, ils s’en vont,
Les nuages qui se défont et se refont.

III

Le couchant triomphal est une fin de règne…
Des cuivres de victoire énamourent le soir ;
Des drapeaux sont hissés ; un sang nombreux imprègne
Le fond du ciel qui s’en rougit comme un pressoir ;
Et l’on croit voir s’enfuir une armée ennemie.
Maintenant c’est la paix de la lutte finie ;
L’orgueil, – et l’on entend le bruit lourd de sa clé ; –
C’est l’accomplissement, le butin étalé,
L’or du soleil, les nuages comme des porches
D’où l’on voit des palais d’azur s’approfondir ;
Et le ruissellement de joyaux, et les torches
Dont les gestes de feu conduisent au nadir…

Couchant sublime ! Architectures inouïes !
Premiers astres qui font le ciel fleurdelysé !
Et là-bas, toutes ces chevelures rouies
Comme un lin fin dans un étang cristallisé,
Moisson des longs cheveux fauchés des Ophélies !

Charme de l’équivoque et des anomalies !
Vertigineux palais que des nuages font,
Auxquels à chaque instant quelque chose s’annexe ;
Nuée, en forme de montagne, qui se fond ;
Petite brume rose offerte comme un sexe ;
Vapeurs se contractant en bêtes de blason
Qui sont soudain des léopards ouvrant leurs gueules
Ou des licornes dans le soir piaffant seules ;
Puis voici d’autres jeux occupant l’horizon :
Les nuages sont purs comme des mousselines ;
On voit des communiantes dans des berlines
Qui jettent par les portières des nénuphars ;
Tout est blanc dans le ciel qui croit que c’est dimanche !

Or tout ce luxe du couchant, ce sang, ces fards,
Ces grottes, ces palais de féerie or et blanche,
Cette mer bleue où dort la coupe de Thulé,
Cette splendeur que plus personne ne dénie
Et qui semble un triomphe récapitulé,

C’est l’image de la vieillesse du Génie !

IV

Le gris des ciels du Nord dans mon âme est resté ;
Je l’ai cherché dans l’eau, dans les yeux, dans la perle ;
Gris indéfinissable et comme velouté,
Gris pâle d’une mer d’octobre qui déferle,
Gris de pierre d’un vieux cimetière fermé.
D’où venait-il, ce gris par-dessus mon enfance
Qui se mirait dans le canal inanimé ?
Il était la couleur sensible du Silence
Et le prolongement des tours grises dans l’air.
Ce ciel de demi-deuil immuable avait l’air
D’un veuvage qui ne veut pas même une rose
Et dont le crêpe obscur sans cesse s’interpose
Entre la joie humaine et son chagrin sans fin.
Ah ! ces ciels gris, couleur d’une cloche qui tinte,
Dont maintenant et pour toujours ma vie est teinte !
– Et, pour moudre ces ciels, tournait quelque moulin !

V

La fumée a monté des toits languissamment
Pour aller dans le ciel rejoindre une nuée
Où, pensive, elle s’est comme continuée…
Ô nuée, amarrée au fond du firmament !
C’est un calme navire, une île irrésolue
Que des alluvions de fumée ont accrue…
Et le vent léger joue en ce jardin changeant
Tantôt s’élargissant et tantôt s’allongeant,
Nuée inconsistante, à peine située…
Mais la fumée entre dans elle et disparaît ;
La fumée est la jeune sœur de la nuée,
Toute fragile et l’air d’apporter un secret ;
Or la nuée, en l’accueillant, s’en influence,
Car la fumée est gaie ou sévère, suivant
Qu’elle sort d’une auberge ou monte d’un couvent ;
La nuée, à son tour, en change de nuance
Et quand nous la voyons rose ou grise ou tout or
C’est qu’en elle est entrée une fumée en fuite,
Lui racontant : récit d’amour, récit de mort,
L’histoire des foyers qui par l’âtre s’ébruite.

VI

L’aube a déchiré l’ombre et commence d’éclore,
D’un mauve de prélude enflé jusqu’au lilas ;
S’étant taillé des nuages en falbalas,
Elle se décolore, elle se recolore.
Alors c’est le miracle opéré comme un jeu :
Le ciel est tout à coup une plaine de brume ;
Une église à vitraux qu’un peu d’encens enfume ;
Le ciel est un bûcher de lis qui sont en feu ;
Dans des tulles en fleur, le jour naissant s’infuse ;
Puis il descend du ciel une fraîcheur d’écluse…
Et, comme l’eau tombant qui s’engendre de soi,
Des vapeurs ont jailli par chutes graduées,
Telle une cataracte aux liquides nuées.
L’horizon se recueille, un moment se tient coi,
Mais voici qu’à nouveau la jeune aube irradie ;
Elle achève la nuit sous sa clarté brandie
Et tend dans l’air de clairs tissus en espalier ;
La lune, au fond, se dédore comme une icône.
Quelle chimie en fièvre a su multiplier
Ces affluents de rouge et ces halos de jaune
Comme si l’aube avait délayé l’arc-en-ciel ?

Explosion de la jeunesse ! L’aube exulte,
Puis se calme ; et bientôt, assagie, elle sculpte
Des nuages dans l’or uni d’un ciel de miel !

VII

Dans les ciels de Toussaint la pluie est humble et lente !
Maladive beauté de ces ciels où des fils
Ont capturé notre âme en leurs réseaux subtils,
Écheveau qu’on croit frêle et qui nous violente !
Quel remède à l’ennui des longs jours pluvieux ?
Et comment éclaircir, lorsqu’on y est en proie,
Le mystère de leur tristesse qui larmoie ?
Sont-ce les pleurs du ciel – pleurés avec quels yeux ?
Sont-ce les pleurs du ciel – en deuil de quelle peine ?
Car la pluie a vraiment une tristesse humaine !
Pluie éparse. Elle nous atteint ! C’est comme afin
De nous lier à sa peine contagieuse.
Elle s’étend dans l’atmosphère spongieuse
Et, grise, elle renaît d’elle-même sans fin.
Pluie étrange. Est-ce un filet où l’âme se mouille
Et se débat ? Est-ce de la poussière d’eau ?
Ou l’effilochement fil à fil d’un rideau ?
Est-ce le chanvre impalpable d’une quenouille ?
Ou bien le ciel a-t-il lui-même des douleurs
Et pleut-il simplement les jours que le ciel pleure ?
Alors tout s’élucide : attraction des pleurs !
La pluie apporte en nous les tristesses de l’heure ;
Insinuante, jusqu’en nous elle descend ;
Elle cherche nos pleurs et va les accroissant,
Ô pluie alimentant le réservoir des larmes !
Inexorable pluie ! Apporteuse d’alarmes !
Nous n’en souffrons si fort que pour prévoir un peu
Qu’après la pluie et les heures sombres enfuies,
Même lorsque le ciel sera de nouveau bleu,
Il nous faudra plus tard pleurer toutes ces pluies.

VIII

Le soleil monte et brûle au haut du ciel d’été.
Comment subir ses feux, son or diamanté,
Luxe aveuglant d’un grand Saint Sacrement solaire ?
Or voici çà et là le reposoir paisible
D’une nuée aux plis ombreux d’étoffe claire ;
Grâce à ces frais abris, l’azur est accessible :
Jardins disséminés aux quinconces de neige,
Grottes de ouate et de mousseline bouffante,
Éventails de duvet dont le ciel chaud s’évente.

Ô nuages, frais comme les nus du Corrège
Et bombant, eux aussi, des croupes nonchalantes ;
Fraîcheur des chairs, celle des eaux, celle des plantes,
Tout ce que l’Univers a de frais s’y résume !
Dans les immensités par le soleil chauffées
Ils sont de bons relais, des oasis de brume,
Des étapes aux rafraîchissantes bouffées…

Ainsi les plans divins sont bien harmoniés !
Que ferait le désert sans le frais des palmiers ?
Et que ferait l’azur s’il n’était versatile
Avec, sans cesse, un nuage qui le ventile ?

IX

La lune m’a hanté d’un paysage blanc,
Pays immaculé dont la candeur enjôle,
Terre anormale et qui scintille en assemblant
Un climat d’île chaude et la blancheur du pôle.
Unanime blancheur : des rivières de lait,
Tout opaques, que ne maquille aucun reflet ;
Rien que des lis, sans papillon qui les obsède ;
Des collines d’une neige qui serait tiède ;
Des roseaux écorchés dont la moelle est à nu
Pour avoir l’air dans l’air d’une moisson de cierges.
Ô lune ! pays blanc d’où je suis revenu,
Fou d’avoir traversé votre dortoir de vierges !

X

Torpeur de certains soirs à la fin de l’été !
Le ciel brûle, il est en fièvre, rouge et livide !
Il est mélancolique et plein d’anxiété
Comme, après la musique, un jardin qui se vide.
L’aspect en change à tout instant – telle la mer ;
Mais le ciel est solide ; on dirait une chair
Que tourmente à cette heure une pensée impure,
Délire de malade et cauchemar du soir.
L’astre, comme une plaie, au bas du ciel, suppure…
Qu’est-ce qui va venir et qu’est-ce qu’on va voir ?
Le ciel de plus en plus est tragique ; il bouscule
Les nuages, comme un fiévreux ses oreillers ;
Couchants de l’équinoxe et de la canicule !
Ici, des lacs de fiel ; là, des rayons caillés
Comme du sang ; plus loin, des fleurs empoisonnées,
Un moutonnement, blanc vert, de brebis mort-nées ;
Ah ! les tragiques soirs ! Ciel pestilentiel
Qui, plein d’angoisse, a l’air d’un Jardin des Olives,
Ou, plein de fièvre, a l’air de vendanges lascives ;
Ciel d’amour, ciel de mort, ô trop vénéneux ciel,
Vénéneux comme le maquillage des pitres…
Trouble de ces soirs lourds emplis d’exhalaisons
Où l’on se signe, au fond des peureuses maisons,
Devant un éclair brusque et qui soufre les vitres !

XI

Le soleil dans la brume est en convalescence.
Va-t-il guérir de la brume tout éphémère ?
Va-t-il mourir de la brume qui s’agglomère ?
Il a l’air de quelqu’un qu’on revoit dans l’absence ;
Il lutte, son visage est exsangue et se fane ;
La brume s’interpose ; elle est si diaphane
Que c’est comme un encens anémié qui fume,
Que c’est comme une vitre, un écran de fumée
Derrière lesquels l’Astre attend sa destinée.
Obstacle frêle, dirait-on, que cette brume ;
Mais pas assez pour que le soleil s’en délivre,
Soit le malade, ôté des vitres, qui va vivre…

XII

C’est fini, la légende enfantine des astres,
De les croire vivants, de les songer des lis ;
La nuit souffre de ses millénaires désastres.
C’est fini de rêver le ciel, comme jadis,
Un champ bleu qu’une main partiale ensemence ;
La science le prouve une agonie immense :
Soleils mourants dont le décès est calculé ;
Déserts nus, sans écho ; cendre de nébuleuses ;
Étoiles qui sont des orphelines frileuses ;
Globes dont le soupir est inarticulé
Achevant de périr comme en des léthargies.
Ciel qui s’éteint ! Vaste hôpital de l’Infini,
Où la lune, antique diseuse d’élégies,
Semble malade, tant son visage est blêmi ;
Tels soirs surtout, elle est plus pâle et délayée :
On dirait une hostie, au fil du ciel, noyée ;
On dirait un cadran de tour miré dans l’eau ;
Lune en exil et que nulle étoile n’escorte ;
À l’horizon désert, elle a l’air d’être morte,
Lune exsangue sur l’oreiller de son halo !

XIII

Le soir tombe, le vent tiédit, édulcoré
Par la calme fraîcheur des pièces d’eau voisines ;
On sent dans l’air du lilas neuf et des glycines ;
Tandis qu’un astre vieux, d’or détérioré,
Émerge, puis un autre un peu moins incolore.
Or les jeunes étoiles ont aussi jailli ;
Alors, honteux du premier astre trop vieilli,
Voilà le ciel soudain qui le réincorpore !

XIV

Mon cœur s’est affligé du départ des nuages,
Navires indolents, cygnes appareilleurs,
Eux qui partent sans cesse et qui s’en vont ailleurs
Et vivent la bonne aventure des voyages.

Bohémiens des crépuscules, ils s’en vont,
Clairs fichus ! Au hasard erre la caravane…
Ils sont tout assombris dès que le ciel se fane,
Et ce sont les pays traversés qui les font.

Ô petite nuée, au vent, qui se modèle
Sur la forme d’un astre ou d’un continent blond
Que, dans sa course molle, elle admire en surplomb ;
Ciel du soir où chaque île a vu sa sœur jumelle !

C’est de toujours partir qu’on est toujours changeant !
Beaux nuages, brume frêle qui s’abandonne !
Moi je vis comme un arbre – et me sens monotone…
Ah ! se quitter enfin soi-même, en voyageant.

Partir ! Être le nuage qui se disperse,
Qui se livre, docile, au vent, aux tours, aux mâts ;
Ne vouloir être aussi que selon les climats
Et selon la douceur de l’heure qu’on traverse.

Recommencer sa vie en la changeant ! Oui, c’est
Se refaire une autre âme en face d’autres fleuves ;
Se sentir toujours neuf devant des roses neuves ;
S’éveiller chaque jour comme si l’on naissait !

Mais qu’est-ce une autre terre, une autre floraison,
Et le temps qui chemine avec d’autres visages ?
C’est dans soi qu’on peut voir les plus beaux paysages,
Faible âme, qu’aimantait ce départ d’horizon !

Le voyage est un leurre ; on cesse jour à jour
D’être soi, pour changer selon le site et l’heure ;
Ne vas-tu donc pleurer que si la source pleure,
Et ne penser à Dieu que si tinte une tour ?

Sois toi-même en restant dans ta maison fermée,
Au lieu de devenir un autre à chaque adieu ;
Bonheur subtil d’orner en soi sa destinée
D’un voyage qu’on rêve et qui n’a pas eu lieu !

in Les Vies encloses - 1896

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